Sur les pattes de fourmis
Le laboratoire où je travaillais en tant qu'ingénieur d'étude du CNRS, spécialisé en électronique numérique et programmable était installé sur le GLM Groupement des Laboratoires de Marseille appartenant au CNRS au Chemin Joseph Aiguier. En plus d'une forte présence administrative, il y avait surtout trois unités composées de deux Instituts et d'un Laboratoire. Le LMA, Laboratoire de Mécanique et d'Acoustique où j'étais affecté, dans lequel je développai des instruments de mesures et j'y faisais aussi de la mesure au profit de nombreuses équipes de recherche. Il y avait aussi un gros Institut de Neurophysiologie et un autre de Biologie Moléculaire. Ces trois unités vivaient séparées les unes des autres dans des bâtiments dédiés. Bien entendu on trouvait les servitudes inhérentes à l'activité recherche et enseignement comme une petite bibliothèque avec documentalistes, un restaurant, des chambres pour les invités de passage, et ce qui me faisait dévier de mes routes c'était une animalerie qui méritait le détour l'été lorsque tous les animaux étaient dehors dans leurs grandes cages ; les singes avaient le plus grand succès bien entendu. Nous étions si peu d'électroniciens convertis au numérique sur le campus que nous nous connaissions très bien, ce qui nous permettait d'échanger des idées sur cette nouvelle technologie. Pour d'autres raisons j'allais voir les uns et les autres, ici pour avoir de l'azote liquide pour mes caméras infrarouges, ailleurs pour avoir de la glace pilée finement pour que je puisse procéder à l'étalonnement de mes thermomètres mercure avec le 0°C etc.
Mon histoire de pattes de fourmis commence maintenant. Pour aller voir un collègue qui logeait dans l'Institut de Neurophysiologie, je passais par le sous-sol, c'était un long couloir éclairé par quelques tubes fluorescents donnant un aspect lugubre à cet endroit. Par contre il y avait toujours un bruit permanent de moteurs électriques entraînant des pompes diverses et variées. Le premier local que je croisais m'était très familier puisque c'est là que se trouvait les réserves de bombonnes d'azote liquide en forme de tronc de cone qui me servaient à remplir ma petite bouteille thermos pour alimenter mes caméras infrarouges, enfin, celles qui n'étaient pas refroidies par effet Pelletier. Il régnait dans ce local une odeur peu agréable, car au fond de cette grande pièce climatisé "grand froid" il y avait des cages d'escargots ici, grillons là et d'autres insectes destinés à servir de cobayes pour les neurosciences. Plus loin il y avait un de mes grands réjouissement, un petit local noir à la porte toujours ouverte, et trônant au milieu de ce local se trouvait tel un totem dressé, un microscope électronique du plus bel effet qui n'attendait que ses opérateurs ; j'étais fasciné par cet imposant instrument.

Typique microscope électronique tel qu'installé dans ce sous-sol de l'institut. Doc X)
Plus loin enfin j'arrivais à mon but, c'était un grand local bureau/atelier, lui aussi plongé dans le très sombre et pour cause, c'était une ancienne chambre noire de photographe. Il y avait quelques soupiraux occultés par de lourdes tentures de drap noir. Sur un côté se trouvait l'objet de ma visite, un bureau métallique format ministre des années soixante couleur verte. Sur ce bureau se trouvait un fouillis de papiers, de tirés à part, de livres, d'une lampe de bureau mainte fois vue dans ce type de mobilier. Elle éclairait mon camarade qui se tenait assis l'air abattu, la tête entre ses mains. Je l'interpellais, "Jacques", il s'appelait Jacques, que t'arrive-t-il ? Il me grommela une phrase indéchiffrable. Ils sont devenus fous, complètement fous, il se redressa sur son fauteuil et me désigna dans une grande zone encore plus sombre une table de travail qui était en fait un ancien marbre d'ajusteur. En écarquillant les yeux, je devinais posé sur cette table un cylindre de moteur d'avion, sans doute issu d'un gros moteur en étoile d'un ancien aéroplane. Mon regard allait de l'objet à mon collègue ravi de voir qu'il allait avoir un auditeur averti. Mais de quoi s'agit-il lui demandais-je ? Ils sont fous reprit-il, figure toi qu'ils se sont avisés que les pattes des fourmis chauffent lorsqu'elles sont excitées et mon travail est de trouver une astuce pour mesurer la température des pattes de fourmis... !
Là, je dois dire que je préférais qu'on lui pose un tel problème à résoudre plutôt qu'à moi ! Tout ingénieur qu'il soit il était loin de sa spécialité, comme moi, l'électronique numérique. Mais à qui demander ça si ce n'était lui qui devait au final numériser l'expérience ? Je tournais ma tête d'un côté pour regarder l'ébauche de montage, puis de l'autre pour regarder le fouillis de son bureau et lui, l'air accablé ; ils n'avaient trouvé que Jacques pour essayer d'avoir une solution !
Le temps a passé et je ne sais pas s'il a trouvé une technique pour résoudre le problème, mais je dois dire que même habitué à faire des mesures ou le thermique jouait un rôle majeur sur le moment, je ne voyais pas comment je m'y serais pris pour convaincre une fourmi de rester tranquille pendant qu'une caméra infrarouge aurait opéré des prises de vues. Cette histoire s'est terminée comme elle avait commencé, l'idée farfelue des chercheurs s'était dissoute en fonction du temps ou déplacée et l'objectif aussi. L'affaire fut classée et le cylindre moteur aussi. Au CNRS, les opérations de recherche ou les opérations techniques qui les accompagnaient n'étaient pas toujours de grands succès.
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